Une naissance. Une naissance qui sonnerait comme une mort. C'est ainsi qu'elle a toujours vu sa vie, c'est ainsi que Sacha a toujours cru que ses parents prenaient sa vie. Elle est née en 1989, en Russie, en pleine Guerre Froide. Et déjà à cette époque-là, on sentait que le déclin était proche, que la fin d'une ère s'annonçait dans l'URSS. Ses parents, fervents communistes, s'accrochaient encore aux derniers lambeaux d'un régime en déclin et d'un pays qui périclitait, par amour pour une nation par espoir d'un jour avoir une vie meilleure à offrir à leur fille. Mais elle n'avait rien demandé elle, elle était seulement arrivée ce jour-là: Sacha Sixtine Petrova, 2,6kg et quelques petits centimètres de chair rose et potelée. Non, elle n'avait franchement rien demandé à personne.

Grandir. Grandir et tomber. La chute de l'URSS n'a pas tardé, Sacha avait deux ans mais ses parents, eux, se sont accrochés désespérément à leur petit bout de rêve. Jour arpès jour, ils ont continué à vivre dans un monde mensonger, à vénérer l'idole d'un homme et d'un état qui n'existaient plus. Un enfant grandit en s'abreuvant des paroles de ses parents et de ce qu'il voit se refléter dans leurs yeux. Sacha n'était pas différente. Elle a toujours vénéré ses parents. Ils n'étaient pas riches, loin de là, ils n'étaient pas influents mais ils avaient des valeurs et, déjà enfant, ils lui avaient appris au combien il était important de s'y tenir. Alors elle a grandi la tête pleine de l'idéologie communiste. Elle était persuadée que le prolétariat devait accéder au pouvoir et elle tentait tous les jours de rameuter ses camarades de classe à sa cause, dans la cour de l'école. Elle avait bien subi brimades et moqueries mais elle tenait bon, déjà très têtue à cet âge-là. Là où les petites filles rêvaient de poupées et de licorne, elle ne jurait déjà que par la justice et la politique. Ses rêves étaient ceux de ses parents, ce n'était pas des rêves d'enfant. Et elle a grandi bien plus vite que les autres, bien trop tôt. Elle n'avait pas vraiment d'amis mais elle s'en fichait. Elle avait ses convictions et elle s'était promis qu'un jour elle aurait sa vengeance sur eux. Sur chacun d'entre eux. Têtue et rancunière.
Puis elle a continué à grandir et à apprendre. Elle s'est très vite découverte une passion sans borne pour la presse. C'était ça qu'elle voulait faire, c'était tout ce qu'elle voulait devenir, sa réussite dans les médias seraient sa revanche contre les autres. Mais si sa passion lui a apporté le réconfort dont elle avait besoin, elle a aussi marqué la fanaison de ses idéaux et de ses illusions. Elle a ouvert les yeux sur le communisme, elle a ouvert les yeux sur sa très chère Russie. Elle a crevé la bulle que ses parents avaient créé autour d'eux. Alors, elle avait compris. Elle avait compris ce que bien des gens, beaucoup moins intelligents qu'elle, avait vu depuis longtemps. La chute avait été brutale et douloureuse. Elle en avait voulu à ses parents, à son père surtout, qu'elle avait tant admiré pour son engagement politique. De violents conflits les opposaient de plus en plus souvent. Elle avait treize ans et elle était bien décidée à s'affirmer telle qu'elle était, telle qu'elle voulait être et non pas telle que ses parents avaient voulu la forger. Elle allait exister par elle-même, pour elle -même quoi que cela puisse lui en coûter. Et si les disputes familiales faisaient parties des souvenirs douloureux qu'elle voulait enfouir, il y avait un souvenir qu'elle ne pourrait jamais oublié et qu'elle ne voulait pas oublier d'ailleurs.
Cette année-là, elle l'avait rencontré lui, par hasard. Ils fréquentaient la même école, toutes les filles se pamaient pour lui, dont nombres des amies de Sacha mais elle mettait toujours un point d'honneur à se distinguer de la masse. Sacha était complètement fan d'un journaliste anonyme qu'elle adorait lire en plein milieu de ses amis, dans la cour du collège. Elle aimait être le centre de l'attention, lire au milieu d'un oratoire, mais il fallait bien admettre que ce mystérieux détracteur de la Russie était follement passionnant. Toute enthousiaste et passionnée qu'elle était, elle avait lancé à la foule: « Son auteur sera, si c'est un homme le père de mes enfants, si c'est une femme, ma petite amie...» Voilà, c'était lancé ! Et Dieu sait qu'elle n'en avait pas l'air comme ça mais, aussi légère que fut sa sentence, elle était tout bonnement irrévocable. Sacha ne faisait jamais marche arrière. Mais elle ne se doutait pas que cette phrase bouleverserait sa vie, qu'elle amènerait à elle un homme qui était voué à la hanter pour le rester de ses jours. Enfin un adolescent à l'époque. Stefan. C'est ainsi qu'il s'était présenté à elle quelques secondes plus tard. Il s'était mis à nu devant elle en à peine cinq minutes et elle était juste envoûtée par sa personnalité, son charisme et surtout son écriture puisqu'il était l'auteur des articles qu'elle aimait tant. Il ne lui en fallut pas plus pour qu'elle décide de lier sa vie à la sienne, d'une certaine manière. Et comme pour sceller le pacte indéfectible qui les liait, elle s'était présentée à son tour et lui avait promis qu'il serait le meilleur ami qu'elle aurait de toute sa vie, quoiqu'il advienne. Oui, elle n'avait pas dis qu'elle faisait de lui le père de ses enfants car déjà une peur indiscible l'avait saisie en même temps qu'un violent élan qui la menait vers lui. C'était le début de la fin pour son pauvre coeur.

Changer. Elle avait commencé à changer quand elle avait commencé à fréquenter Stefan. Il parait que ça s'appelait grandir aussi mais d'une autre manière. On appelle ça aimer aussi, parait-il. Ils avaient tellement partagé depuis leur rencontre, écrit, critiqué, ri, vécu. Elle avait l'impression d'avoir vécu le double de temps que son âge lui donnait. Il s'était imposé comme une évidence dans sa vie, se calant confortablement dans chaque recoin de son âme. La consolant lorsque son père était mort, la soutenait dans ses quelques rares moments de doute. Parfois, elle se disait qu'elle ne connaîtrait jamais une telle communion avec quelqu'un et elle le savait, il n'y aurait jamais personne pour prendre sa place. Mais justement, Stefan était trop parfait pour elle et ça ne pouvait pas marcher. C'est pour ça qu'elle se refusait à son amour. Et parce qu'elle crevait de trouille, c'était bien la première fois que ça lui arrivait. Et pourant, elle n'hésitait jamais à faire tout ce qu'elle voulait avec lui. Elle avait même été jusqu'à perdre sa virginité dans ses bras. Et oui, ça peut paraître bizarre mais pour elle c'était tout bonnement naturel. C'était à lui qu'elle revenait, c'était avec lui qu'elle voulait ressentir cette douleur douceureuse. Le sexe n'impliquait pas nécessairement de sentiments, si ? Il ne se poserait pas de question, il cèderait comme il le faisait toujours avec elle. Ils l'ont fais, encore et encore. C'était une routine ennivrante. Elle n'avait strictement rien à foutre des filles qu'il pouvait fréquenter, elle savait qu'elle le possédait comme elles ne le pourraient jamais et ça lui suffisait. Il changeait de copines souvent mais elle, elle était toujours là.
Mais parallèlement, à fréquenter aussi acidement la famille Vronski, elle avait découvert Alexeï, le frère aîné de Stefan. Les deux frères étaient différents, se détestaient et pourtant, elle était attirée par cette espèce de brute épaisse qu'était Alexeï. Il était grand, mature et dur. Rien à voir avec Stefan mais il avait ce quelque chose qui lui plaisait, ce petit sourire sur de lui et cette façon de la toucher qui la faisait fondre, la rassurait là où elle paniquerait si c'était Stefan. Elle était amoureuse de lui, elle était amoureuse de Stefan mais deux amours aussi différents que complémentaires. Elle avait eu peur de l'annoncer à Stefan, elle avait eu peur de sa réaction et, s'il s'était dit heureux pour eux, elle l'avait senti distant avec elle depuis ce jour-là. Peut-être était-ce mieux ainsi ? Puis, Alexeï lui avait proposé de le suivre à Paris. Oh Paris, cette ville qu'elle aimait tant, et sa mère malade qui attendait seulement qu'elle la rejoigne. Peut-être que la distance fait oublier ? Alors elle était partie avec Alexeï , elle avait quitté Stefan mais voilà que le temps creusait la plaie que Stefan laissait dans son coeur. Mais que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait pas les faire souffrir tous les deux alors elle se tairait.

Sacha Sixtine Petrova, 21 ans, étudiante en journalisme et martyre à ses heures.